Beyrouth et le doux silence des piétons
Fin septembre 2013, Quartier Achrafieh,
Beyrouth. Mes bagages à peine éventrés, j'écoute attentivement
les premiers potins d'expatriés soupçonnés d'être des espions de
la CIA, racontés soigneusement par l'amie qui
m'héberge. Quand
la journée où tu débarques, tu entends des histoires d'agents
secrets, ça brosse lentement le portrait de la tension qui plane au
dessus d'un pays.
Je décide alors d'aller dégourdir
mes jambes, encore étranglées par l'immobilisme des places trop
serrées de la classe économique, en marchant directement jusqu'à
la mer. Simple comme but. Marcher sera toujours
la meilleure façon de s'imprégner d'un endroit. Avec son
rythme lent qui, permet, toutes les observations possibles, nuancées
et inutiles, mais également, des rencontres agréables, sincères et
futiles. En sortant, je me ramasse donc deux délicieux falafels
pour la route, afin d'aller voir cette
bien aimée que je vois rarement, la mer.
Beyrouth et son agglomération, qui
s'étendent sur la mer Méditerranée, compte entre 1,8 et 2 millions
d'habitants. Malgré ce chiffre modeste, elle est condensée. Pour
une personne habituée à beaucoup d'espace, c'est une ville
densément peuplée. Au premier coup d'oeil, Beyrouth est une ville
bruyante pour mes pauvres oreilles, et agitée pour mes vieux nerfs.
Tout au long de la journée, il doit y avoir au maximum, un gros sept
secondes de silence entre deux coups de klaxon. Ce sept secondes de
silence est bien sûr comblé par des bruits de construction, dans
cette cité où se bousculent les grues. À ce concert
d'automobilistes irrités, se mêlent donc le tapage
des marteaux-piqueurs et les rugissements de scies mécaniques.
Le trafic coule mollement dans les artères bouchées de la ville,
l'heure de pointe semble s'étaler sur la longueur de la journée.
Cette congestion chaotique bouleverse les voies
respiratoires, comme si le nez était sans cesse pourchasser par des
tuyaux d'échappement. Le manque d'air se fait rapidement sentir.
Je
poursuis ma route en tentant de m'éloigner des bruyants boulevards.
Dans les rues secondaires
étroites, les trottoirs chétifs, lorsqu'existants, accueillent les
piétons qui n'abondent pas. Je me remémore alors la célèbre
phrase excessivement générique d'un ami un peu moins
célèbre: « les Libanais prennent leur voiture pour aller aux
toilettes », m'avait-il dit, peu de temps avant que mes pieds
se heurtent au sol libanais. L'absence de marcheurs peut se
comprendre, il faut toujours regarder huit fois dans seize directions
avant de traverser les grandes rues, avec le même mouvement de tête
qu'un écureuil angoissé. Traverser une rue se relève d'un sport
extrême, d'une discipline olympique autre que le curling, d'une
compétence particulière. On
doit utiliser son intelligence, sa vivacité, une observation affûtée
et une forte capacité
d'anticipation du mouvement dans l'espace et ce, même en présence
d'un bonhomme vert lumineux. Mais la conduite sauvage et
non-courtoise des Libanais cohabite étrangement avec une
hospitalité épatante. C'est
en me sentant un peu trop intime entre deux pare-chocs de voitures
stationnées grossièrement que je constate la rareté d'espace
public et piétonnier.
La corniche ou
l'horizon ressuscité.
Au bout de plusieurs minutes de marche,
juste assez pour constater que Beyrouth est un labyrinthe où
l'horizon ne se cogne pas souvent à mon champ
de vision, j'aperçois enfin la mer. Puis quelque chose qui
ressemble à de l'air frais trouve le chemin
difficile vers mon nez. J'atteins alors un large trottoir, la
corniche, une promenade de quelques cinq kilomètres de long, qui
longe la partie ouest de Beyrouth. Un espace public, très populaire
à première vue, comme il en existe peu à Beyrouth.
Ceux-ci ont eu la vie dure et
ont rétréci durant les années de la guerre du Liban (1975 à
1990). À cette époque, le centre-ville fut bousillé, abandonné et
squatté. La promenade de la corniche fut également désertée par
les habitants, dû à sa proximité avec la ligne de front. De nos
jours, la volonté des autorités publiques à aménager ces aires
accessibles à tous, paraît déficiente. Le
parcours de la corniche m'a tout de suite fasciné. Elle
permet cette vision à l'infini, qui est difficile à avoir dans une
ville aux immeubles qui s'effleurent, et apporte le vent du large qui
expulse la fumée de trafic de nos poumons. En plus de pouvoir
renifler autre chose que des tuyaux d'échappement et de ne pas être
angoissé par la trajectoire des voitures, on y voit toute la
complexité de la société libanaise. Un territoire où les
différentes communautés vivent souvent dans des quartiers religieux
homogènes, la
guerre du Liban ayant accentué le déplacement des populations en
fonction de leurs apparences confessionnelles.
Sur la corniche,
différentes générations, diverses classes sociales, plusieurs
croyances et provenances s'y croisent. Du jeune réfugié syrien
sans-abri qui cire les chaussures pour survivre à l'homme d'affaires
qui fait sa promenade sportive dans son survêtement de marque
salement blanc. De la riche bourgeoise aux traits faciaux pointant
vers le haut, étouffée par ses chaines en or, à la femme
entièrement voilée de noir qui a assurément très chaud et
peut-être aussi, étouffée par des chaines en or. Des écoliers
drapés de leur costume traditionnel, sages en apparence, parlant un
français parfait entre eux, aux disciples de la planche à
roulettes, à l'allure adolescente occidentale, qui s'imaginent sur
la côte californienne. Des pêcheurs qui taquinent le poisson venu
s'alimenter de débris sur la louche rive aux familles complètes qui
s'entassent dans les soucoupes chambranlantes de cette vieille grande
roue rouillée. Du gratteux de guitare à moustache, en chemise pâle
bien repassée, qui joue de la musique classique arabe, aux barbus
détenteurs de luxueux véhicules non-utilitaires sport aux
haut-parleurs ambitieux toussant de la debka
à travers des vitres teintées. De cet autre réfugié syrien qui
tente de vendre ces tristes poissons rouges détenus dans des sacs en
plastique gorgés d'eau, aux amoureux amarrés dans leur vieille
mercedes
fatiguée, qui aimeraient tant s'enfouir au fin fond de ses sièges
défoncés. Sur la corniche, c'est là où les immenses et fainéantes
ruines d'hôtels d'où se planquaient les snipers
pendant la guerre, matent les clubs de sport littoraux les plus chers
en ville où la jeunesse dorée se fait dorer. Devant la marina
inondée à craquer, de yachts qui feraient blanchir le gros Accurso,
on aperçoit ce marchand charrier sa rustique machine à faire du jus
d'orange, tellement amère que la face te serre. On y croise ce
troupeau de joggeurs évitant le malhabile adolescent en vélo, à la
conduite incertaine, qui regarde trop longtemps les formes de cette
passante oppressée par ses vêtements brefs et fugitifs. À cet
endroit, en face d'un hôtel de luxe ultra-sécurisé se dresse un
dépanneur, logé dans un restant de bâtisse aux murs découragés,
tenu par une vieille dame pauvre et toujours allongée, qui décide
du prix des articles en fonction de ta tête. C'est là où tu
réalises qu'un commerce comme la Luxury
Clothing Compagny existe, gardé
jalousement par des militaires libanais à kalachnikov, agacés à la
vue d'un appareil photo, objet de suspicion immédiate au Liban en ce
moment. On y rencontre une bande de jeunes palestiniens, aux yeux
occupés par une armée de sourires, habitant le camp de réfugiés
non loin de la plage, qui font semblant de fumer juste de la shisha
pendant que des gamins osent la baignade dans les eaux douteuses,
pour ne pas dire usées.
Cette promenade
s'éteint sur la grande plage public de Beyrouth où s'alignent les
fumeurs de narguilé, venus contempler le
soleil disparaître sous la ligne de la mer. Quand la nuit pousse
calmement le jour, la corniche demeure animé et prend son air
festif, bien à l'image de la ville qui l'héberge. C'est en
arpentant la corniche que j'ai été frappé d'un coup de foudre pour
Beyrouth. Une balade sur laquelle j'ai pu
observer doucement une société complexe qui n'est pas la mienne.
Voici en image, une visite d'un espace commun né d'un conflit, une
promenade enveloppée par cette mer qui donne vie à Beyrouth.
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